Sainte-Marie-aux-Mines, 2013

Dans le projet Réinvestir le romantisme, Francis O’Shaughnessy intègre l’acte performatif au sein de la photographie. Cette série photographique a été réalisée lors d’une résidence de deux mois avec le programme des Résidences croisées Alsace, France / Saguenay–Lac-Saint-Jean, Québec de l’Agence culturelle d’Alsace / FRAC Alsace et de Langage Plus, en collaboration avec le CEAAC. Les images photographiques et vidéographiques évoquent ici des lieux imaginaires situés dans des environnements étranges où les mises en scène performatives des personnages évoquent une ritualisation onirique. Artiste bien connu à l’international et dans notre région, Francis O’Shaughnessy travaille en parallèle la performance, la photographie et la vidéo, comme en fait foi cette exposition.

Modèles: Pascale Bonenfant, Florine Lippart et Manon Skocibusic,  Tatiana Werner,  Mélody Brera, Lea Vogel, Lisa Mefradj,  Tristan Kammenthaler,  Léa Haumesser-Navarro, Koralie Decuignières,  Anthony Kopff, Florine Masson,  Valentin-petitdemange, Loic-Thuet, Florine-Lippart.
Postproduction: Sara Létourneau
Mécène : BARRISOL
Mine Saint-Louis Eisenthür et Mine Gobe Gottes, 2013
Sainte-Marie-aux-Mines, France

Merci à Michel Kammenthaler.

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Depuis le début de ma recherche en photographie, j’explore le concept de « photographies plasticiennes », cette approche tente de transcender le quotidien par des images romantiques et poétiques. Ces œuvres photographiques s’articulent à partir d’« installaction »1 que je nomme paysages plastiques. Elles sont l’accomplissement d’une longue recherche in situ à Sainte-Marie-aux-Mines (Alsace, France). J’ai essayé de comprendre un mode de pensée particulier et plus précisément une manière de penser au moyen d’images évocatrices.

Dans cette démarche photographique, le paysage fait référence à une « approche sensible différente de la nature, du réel et de leur image ». Le paysage plastique est une expression que j’ai adoptée pour décrire le dispositif objectal de ce que je considère comme des photographies plasticiennes – une signature concrète de mon imaginaire. Le dispositif visuel des paysages représentés acquiert par ses formes, son cadre et ses mesures les attributs d’une « installaction poétique » à petite échelle ; c’est-à-dire un environnement ou une vue d’ensemble dans lequel j’interprète une œuvre romantique. L’idée du paysage et de sa perception procède de mes recherches picturales « extentionnées » vers une représentation installative. Mes photographies peuvent être considérées comme des épreuves-synthèses d’un raisonnement pouvant « transformer les sentiments en concept ». Dans mon processus artistique, les paysages plastiques sont similaires à des tableaux picturaux tridimensionnels que je conçois en vue de les photographier avec un regard exotique2. À Sainte-Marie-aux-Mines, les paysages se transforment en photographies « plasticiennes » et laissent voir aux spectateurs une mise en scène de signes et de symboles personnels décrivant la beauté de ma sensibilité intérieure. Ces photographies s’inscrivent dans un récit du rêve arrimé au romantique : un paysage parfait que je ne construirai jamais. J’ai l’intuition qu’à l’aide de mes paysages photographiques je veux accaparer comme le mentionnait Socrate un objet « dont la nature du beau nous échappe ».

La construction des environnements romantiques que je photographie se décrit par une brève disposition poétique d’objets que j’investis au sein d’une anthologie. De tels objets sont des readymade : « des objets manufacturés promus à la dignité d’objet d’art » comme le définit Breton. Ils sont promus à un nouveau sens, un nouvel avenir. Ainsi, une valeur nouvelle est ajoutée à une forme (l’objet readymade) via un processus de recontextualisation ou comme le nomme Duchamp : un processus de « dissociation ». Je me défais de l’aspect utilitaire de l’objet pour lui accorder de nouvelles associations d’ordre esthétiques, intentionnelles ou artistiques. Les sites représentés invitent le spectateur à faire des associations entre le signe et le référent. L’influence du processus de dissociation duchampien semble être l’une des clés pour déchiffrer le discours romantique de cette série d’œuvres.

 

Au cours de mes recherches photographiques, je m’éloigne de l’« esthétique de l’indifférence », de la neutralité défendues au début du XXe siècle par Duchamp et de l’histoire récente avec ses « extrêmes contemporains » comme le nomme Baqué. C’est pourquoi je m’oppose à des œuvres que je qualifie d’anesthésies complètes. Je souhaite revisiter la délectation esthétique sans en contaminer ou en user le genre. De nos jours, j’ai la vive conviction que le romantique peut être un objet mélioratif par le moyen de l’art, c’est pourquoi je tente dans ma recherche photographique d’en faire une épithète laudative. Vouloir attacher l’idée du romantique au sein de la pratique de la photographie est un concept que je veux approfondir en utilisant des codes, des outils et une valeur sémantique qui semblent délaissés aujourd’hui. Mais pourquoi vouloir valider des forces et des propriétés prétendues du romantique – le beau, le divin et le goût (bon ou mauvais) – qui semblent être des formes empruntées de l’art datant de la Renaissance? Je m’empare des formes et des contenus faisant partie de l’histoire de l’art que je veux remettre en scène. Ainsi, je les rejoue et en les rejouant je donne une nouvelle dimension au romantique et tout particulièrement à la photographie plasticienne. Cette dernière peut enrichir un vocabulaire avec des préoccupations actuelles – sociales, historiques et psychologiques – totalement absentes dans l’art de la Renaissance.

Un bon nombre d’artistes modernes participent au mouvement de désublimation du monde de l’art. Contrairement à eux, mes photographies n’héritent pas du registre de la banalité (le trash, l’ennui, l’échec, la souillure). Ils se placent foncièrement en position de résistance par rapport à l’esthétique du banal. Même si mes paysages plastiques sont composés d’objets readymade, ils tentent de transcender la désolante médiocrité de l’ordinaire pour « réenchanter » le quotidien, puisque le sublime se noue avec la plus ordinaire banalité. En réaction aux productions artistiques des années 1990 à aujourd’hui que Baqué nomme l’« infraordinaire », mes paysages plastiques veulent réhabiliter l’« aura » décrit par Benjamin de manière à « réaménager des catégories esthétiques par une conjonction heureuse de la matière et de la forme ».Dans ce sens, on peut considérer que mes photographies plasticiennes sont effectivement à l’opposé d’images infraordinaires; d’un art visuel aussi pauvre que prétentieux, parce qu’elles témoignent d’une performance avec des sujets dans des sites où la beauté naturelle est accentuée par une mise en scène particulière où l’univers du fabuleux est évoqué. Cette recherche n’est pas uniquement artistique, puisque son enjeu est d’ouvrir de nouvelles perspectives et de (re)donner accès à l’expérience, à l’évènement visuel, au récit et à l’imaginaire du regardeur. Par conséquent, les photographies de mes œuvres peuvent être considérées comme en opposition avec les images simplistes que l’industrie médiatique impose : horreurs au quotidien, images télévisuelles, pollution publicitaire et Télé-réalité. On peut constater que dans la photographie d’aujourd’hui, l’esthétique du banal semble porter le poids des choses, d’ailleurs bon nombre d’artistes sont actuellement influencés par ce style photographique.

La particularité de ma démarche est de rendre « créatif » le quotidien par des constructions épurées. De cette manière, les images du paysage plastique font évènement ; d’où la « force d’un travail qui, quoiqu’indexé sur l’esthétique de l’ordinaire [le] dépasse et [le] transcende » selon Baqué. Ainsi, dans mes œuvres, le défi est de construire un environnement romantique à partir de matériaux foncièrement usuels. L’expérience à Sainte-Marie-aux-Mines m’a permis d’explorer non pas de (re)produire des concepts clichés de l’émerveillement, de la rêverie ou de la prose, mais de réinventer l’idée du romantique en introduisant des formules d’approches inédites par le moyen des arts visuels. Cela n’est pas simple, me dira-t-on. Je suggère de revoir les qualificatifs qui définissent le romantique en réanimant ce dernier sous un regard nouveau – ses propriétés, ses forces et ses images. Cela permettra peut-être de dénouer le sens péjoratif qu’on lui attribue aujourd’hui par la moquerie, la dépréciation et l’ignorance. Il me semble important d’user de créativité pour réintroduire le romantisme dans de nouveaux espaces ; là où tout est à construire.

En regard de ma recherche, la photographie plasticienne se doit de préconiser une pensée dynamique et romantique qui tente d’embellir la réalité. Dans le cadre de cette résidence, j’ai souhaité restaurer une esthétique de la beauté devenue caduque. Cette beauté peut être considérée comme obsolète par les avant-gardes et les jeunes générations. Pourtant, par ma pratique artistique, je soutiens un art opposé à l’« affaissement de la forme et aux images pauvres générées par les esthétiques de l’ordinaire ».

Certes, la photographie plasticienne est une démarche artistique qui se caractérise par un paysage plastique qui interroge la notion du dispositif installatif de la mise en scène, des séquences narratives, « de la transformation et de la transmutation du réel en des mondes possibles ». Je compose avec des objets manufacturés (des objets de discours) que j’ai tendance à substituer à la notion de forme. Mes paysages plastiques sont composés d’un ensemble succinct d’« objets qui ont été informés, c’est-à-dire où j’ai imprimé un comportement, une attitude », ainsi les formes, comme le souligne Bourriaud, ne sont pas des éléments neutres, mais sont manifestement une idéologie, une vision du monde. À mon avis, les plasticiens de l’art photographique tentent par un regard exotique de sublimer le quotidien afin d’y faire surgir l’éblouissement du merveilleux et du romantique. J’insinue une proposition photographique qui s’accorde avec une singularité, une subtile délicatesse et une beauté à la fois douce et violente qui émane de brèves séquences narratives. Contrairement à l’« art déceptuel »3, j’ai tenté à Sainte-Marie-aux-Mines de formuler par le moyen de la photographie plasticienne un art sensible qui contient une chaleur, une énergie, des sentiments, une pensée et qui partage un art-objet du paysage plastique, autrement dit un paysage photographique.

Note

1 Le terme « installaction » interroge le performatif dans des rapports d’ajustements aux systèmes installatifs. « Le corps détermine la disposition ; le rituel installationnel organise et distribue l’agir de ce corps dans l’univers trouble de l’acte. Le performatif devient une matière. » (Martel, R., 1999, p. 1). Mon néologisme paysage plastique est en étroite relation avec les arts visuels (dont particulièrement l’installation) ; il se rapproche de l’idée Martelienne.

2 Tout ce que l’artiste n’est pas, n’a pas et ne possède pas est considéré comme exotique. Cela se mêle au mystérieux.

3 Il s’agit d’un art inactif, ou plutôt désactivé, dont la jouissance esthétique qu’il procure est aussi faible (pour ne pas dire inexistante) que le concept est riche (2007, np). Wright défend un art sans œuvre, sans auteur et sans spectateur. On a affaire à une expérience qui est à la fois conceptuelle et décevante ; d’où vient le terme déceptuel.

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Baqué, D. (2004), Photographie plasticienne, l’extrême contemporain, Paris, éd. du Regard.
Benjamin, W. (1971), Œuvres II, [Poésie et révolution], Paris, éd. Denoël.
Cauquelin, A. (2000), L’invention du paysage, Paris, PUF.
Chklovski, V. (2008), L’art comme procédé, Paris, éd. Allias.
Décimo, M. (2005), Le Duchamp facile, Dijon, France, éd. Les presses du réel.
Ferrando, B. (2005), JOCS poésia visual [poésie visuelle], Valence, Espagne, éd. Rialla : Fernando Aguiar.
Martel, R. (sous la dir.) (2002), Arts d’attitudes, Québec, Canada, éd. Intervention : Nicolas Bourriaud.
Platon (1973), Le banquet ou De l’amour, Saint-Amand, France, Gallimard : Socrate.
Sivan, J. (2006), Mar/cel Duchamp, 2 temps 1 mouvement, Dijon, France, éd. Les presses du réel : André Breton.
Wright, S. (2007), Vers un art sans œuvre, sans auteur, et sans spectateur.
[URL consulté le 20 janvier 2013] www.archives.biennaledeparis.org/fr/2006-2008/index.htm.

L’exposition de Francis O’Shaughnessy au Lieu d’Art et de Culture / LAC fait suite à une résidence de l’artiste au sein de la Cité scolaire de Sainte-Marie-aux-Mines, du 3 mars au 28 mai 2013. C’est le troisième projet de résidence engagé entre le Lycée Polyvalent Louise-Weiss, à Sainte-Marie-aux-Mines, et le Frac Alsace à Sélestat. Il a été mené en partenariat avec la DRAC Alsace et l’Académie de Strasbourg, ainsi qu’avec le soutien financier du GIP-ACMISA. En 2013, la médiathèque du Val d’Argent et l’ASEPAM (Association Spéléologique pour l’Etude et la Protection des Anciennes Mines) ont également souhaité s’associer au projet. Enfin, en cette année de célébration, partout en France, du 30ème anniversaire des Fonds Régionaux d’Art Contemporain (FRAC), une dimension supplémentaire a pu lui être donnée en le croisant avec le programme annuel d’échanges culturels entre l’Alsace et le Québec. L’exposition de Francis O’Shaughnessy à Sainte-Marie-aux-Mines est ainsi inscrite au programme « Elsass Tour » mis en place par le Frac Alsace pour son anniversaire, et une publication rendra compte du travail mené par l’artiste pendant deux mois.

La résidence à la Cité scolaire de Sainte-Marie-aux-Mines intensifie une riche collaboration professionnelle engagée il y a cinq années entre le LAC et le Frac Alsace à partir des œuvres de la collection du Frac. Accueillir un artiste, c’est créer les conditions d’un dialogue et favoriser la compréhension mutuelle d’un artiste par une population et d’un territoire par un artiste. Cette résidence intègre en outre un important volet pédagogique grâce auquel les élèves des niveaux du primaire et du secondaire ont la chance d’être au plus près de la création.

Francis O’Shaughnessy est un artiste québécois né en 1980, et qui développe aujourd’hui un parcours international. Depuis 2002, il se produit et donne des conférences dans le monde entier. Il a reçu de nombreux prix, dont en 2002 le Prix Cristal, au Carnaval de Québec, en sculpture internationale sur neige. En 2009, il a été félicité par « Milles mots d’amour-Les Impatients » pour avoir écrit la plus belle lettre d’amour du Québec.

Sa recherche artistique s’appuie sur une pratique conjuguée de la performance, de la photographie et de l’installation. Il s’intéresse à ce qu’il nomme les « images mutantes », c’est-à-dire des images qui, par la présence, les postures et la mise en scène du corps, suscitent un autre imaginaire et renouvellent les interprétations. En combinant divers matériaux à un scénario de gestes et d’attitudes, ses performances visent à provoquer une situation d’indétermination qui déstabilise le performeur, et à sa suite le spectateur. Les traces de ces performances, qui ont par définition une temporalité réduite, font ensuite l’objet des installations, photos et vidéos montrées en exposition.

A Sainte-Marie-aux-Mines, Francis O’Shaughnessy s’est en particulier familiarisé avec l’univers si spécifique des mines, également présent dans la culture québécoise. Il a travaillé avec des élèves mais aussi avec des habitants de la vallée. Le passé minier de la région, l’univers souterrain et les fantasmagories mystérieuses qu’il suscite ont été la source d’inspiration d’œuvres présentées à la fois au LAC et à la médiathèque de Sainte-Croix-aux-Mines.

Olivier Grasser
Directeur du Frac Alsace

 

 

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