Paysage de soie
Le paysage de soie a été réalisé au Nippon International Performance Art Festival à Nagano (Japon, 2014), au Circa, art actuel (Montréal, 2014), lors de mon exposition photographique « Réinvestir le romantisme » à Langage Plus (Alma, 2014) et au Festival M:ST (The Mountain Standard Time Performative) à Lethbridge (Canada, 2011).
Lorsque j’ai conceptualisé Paysage de soie (2014), je voulais édifier une poésie visuelle vivante qui se situerait dans le même axe théorico-pratique que L’orange (2013). Je désirais rendre perceptible l’amour par la mise en évidence d’une énergie physique et mentale. Guidée par la philosophie du haïku, cette performance fut le déploiement concret d’un cheminement de pensée socratique.
Pour composer ce haïku performatif, je me suis inspiré de nombreux repères asiatiques. Ayant visité et présenté mon travail artistique en Asie (Laos, Vietnam, Singapour, Thaïlande et Japon) entre 2010 et 2014, la culture asiatique a contribué à la codification de mes symboles. Ce fut aussi une opportunité de dévoiler mes origines asiatiques, enfouies sous mes valeurs québécoises.
Durant mes recherches doctorales, je me suis accroché à des idéaux d’amour et à des désirs péremptoires pour approfondir Paysage de soie (2014). Par le moyen d’une félicité de mouvements intérieurs, j’ai évoqué l’existence de l’amour par l’art performance afin de faire l’éloge de la femme vue comme un paysage (l’objet aimé). Dédier son amour à un objet aimé, c’est aussi se faire un don d’amour à soi, car l’objet aimé est uni à un état de soi-même (Canto-Spencer [Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale], 1996). Pour dissimuler le désordre qui régnait en moi, l’amour fut le moteur (la ruse) pour l’édification d’images sécurisantes (une fiction amoureuse). Il m’a fallu du temps pour comprendre que j’utilisais l’amour comme moyen de m’échapper à moi-même. L’idée que j’ai de l’amour est le motif « moteur » qui oriente mes réalisations performatives. Ce motif est l’objet de mon attachement ; j’en ai besoin pour fonctionner, parce que je suis seul dans la création. Je m’accroche à ce motif pour fuir mon isolement par l’intermédiaire de mon attachement. Par conséquent, mes haïkus performatifs sont les désirs d’une continuité du « moi », c’est-à-dire d’une « création intelligente » (Krishnamurti, 1993/1998, p. 87) qui me permet de comprendre mes processus mentaux. J’ai une soif d’être, de devenir et de me réaliser, parce que je veux échapper au vide. Mon esprit a le pouvoir de créer l’illusion (positions de fuite), parce qu’il a conscience de ce vide. Ainsi, mon esprit rationalise et construit des idées en vue de me sécuriser. Dans ce haïku performatif, l’objet aimé revêtait un double sens : être en amour avec un paysage (une femme idéalisée) et être en amour avec soi. Conscient de ce clivage entre le paysage et soi, je me suis assumé en tant qu’homme pour affirmer mon « paysage de soi ». Cette prise de conscience n’a pas modifié mon axe de création ; l’amour est demeuré ma motivation en performance, parce que le désir d’être heureux est l’un des objectifs de ma démarche autopoïétique. La conjugaison de l’amour et de la performance a occasionné chez moi des transformations positives dans ma façon de penser et de vivre. Être un véritable objet aimé m’a conduit à élaborer l’« évènement d’être » (le besoin d’exister via l’art) (Sibony, 2005, p. 116) en décelant une félicité profonde par rapport à qui je suis. Paysage de soie fut clairement un rendez-vous à la découverte de soi, c’est-à-dire un processus de travail pour mieux comprendre l’acte lumineux qui m’habite.
Dans la réalisation de ce haïku performatif, l’une de mes intentions était de transcender certaines idées traditionnelles de la performance (les expériences torturées, les manifestations égocentristes et égoïstes) pour découvrir un mouvement d’amour. J’ai rejeté l’énergie négative afin de me « libérer du connu » (Krishnamurti, 1999/2000, p. 35) ; cela signifie mourir (au sens psychologique) à tout ce je connais de la performance. Je me suis investi dans une démarche anticonformiste de l’art action, parce que l’amour et la joie ne sont pas coutume dans le champ des arts visuels. Paysage de soie (2014) fut la naissance d’un acte positif, car l’amour et l’action y étaient interconnectés. Je voulais explorer un territoire dans lequel la création, l’action et l’amour ne s’orientent pas vers le renfermement narcissique, mais vers un mode d’expression lié à une force de vivre. Mon processus artistique s’est acheminé vers une prise de conscience qui dévoilait ma propre lumière : une « lumière d’être » (Sibony, 2005, p. 141). Pour moi, cette dernière est un territoire inaccessible par l’intermédiaire d’une idéologie. Cette lumière d’être jaillit par rapport à la compréhension de soi, des autres et de la réalité (Krishnamurti, 1999/2000, p. 36). Dans cet ordre d’idée, je perçois l’amour comme une quête de sens dans laquelle il n’a pas de crise [destruction, souffrance ou violence] seulement des passages initiatiques (Lipschitz, 2006, p. 26). J’ai alors adopté une attitude intérieure (un état d’esprit dans lequel jaillit une clarté) pour « rénover » mon esprit. Ainsi, mes actions artistiques furent teintées de douceur, de somptuosité et de finesse.
Pour respecter la philosophie, le style et les théories du haïku performatif, je ne cache pas que le processus de création fut ardu. Afin d’éviter de restreindre ma liberté de création à toutes notions d’autorité (des structures conceptuelles), j’ai composé la contre méthodologie du haïku performatif. Cette dernière consistait à ne pas se plier à des définitions et à des principes, puisque ma créativité n’est pas au service d’une idée ou d’un idéal, mais d’une expérience intérieure. Parfois, « il est nécessaire de [suspendre son processus de recherche et de] se défaire de tous les enseignements, à plus forte raison des enseignements qui ne sont pas véritables » (Nhat Hanh, 1996/1997, p. 45). L’usage contradictoire des concepts peut être considéré comme rédhibitoire (Lancri, 2009, p. 14) ; or, cette contre méthodologie a permis de libérer ma créativité et de réduire l’intellectualisation à son minimum possible (vider mon esprit).
Une fois mes actions trouvées, dans un objectif de simplification, je les ai épurés en rejetant l’artifice et l’inutile. J’ai exprimé le maximum avec un minimum de moyens en enchaînant des actions fluides et peu exténuantes. Ces dernières ont ensuite été agencées dans une narration fidèle à la métrique du haïku performatif.
Le 5 avril, j’ai présenté au centre d’artistes Circa, art actuel (Montréal, 2014) le projet synthèse de mes recherches doctorales, Paysage de soie (2014). Lors de cette performance, j’ai utilisé des ready-mades pour construire mes paysages plastiques. Mes objets de substitution étaient « informés » (Bourriaud, 2002, p. 47) par un comportement et une attitude, et mes dispositifs objectaux mettaient en scène des signes et des symboles d’amour. Cette « installaction » poétique m’a permis de réfléchir à la présence amoureuse dans la création positive. Comme prévu, j’ai découpé le haïku performatif en trois segments narratifs : la montée, le suspens et la conclusion.
Dans le premier segment performatif, il s’agissait de faire sentir aux spectateurs que mes motivations de création s’ancrent dans l’amour. Au début de la performance, j’ai délimité mon espace d’exploration en traçant une ligne rouge au sol. Elle désignait l’amour idéalisé, une illusion sentimentale. Puis, dans ma main, je tenais un autel sur lequel étaient déposés trois papiers de soie froissés. Ces derniers représentaient la substitution du paysage de la femme ; d’un côté, ils symbolisaient la jouissance visuelle, la beauté et le désir de l’objet aimé, et de l’autre, une déclaration de vérité et un rendez-vous passionné avec soi-même.
Dans le deuxième segment performatif, j’ai essayé de faire émerger le transfert amoureux (un don d’amour) ; c’est-à-dire une transcription symbolique par ma lumière d’être. Pour exprimer cette dernière, l’une de mes actions consistait à entrer ma main dénudée dans ma poche de pantalon et de laisser croire aux spectateurs que je cherchais activement quelque chose. Cachée du public, ma main détrempée s’est recouverte de paillettes dorées. Lorsque j’ai sorti ma main de ma poche, les spectateurs se sont laissés prendre par l’éclat lumineux de la magie. L’évènement inattendu s’est révélé dans le croisement du geste, du symbole et de la surprise. Dans la continuité de cette action, j’ai articulé des gestes somptueux sur une pièce musicale asiatique. L’idée n’était pas de danser sur de la musique, mais de communiquer une joie de vivre par le moyen de ma vitalité. Il est possible que des spectateurs n’aient pas ressenti ce transfert amoureux, puisque l’amour n’y était pas illustré, mais évoqué. Dans ce haïku performatif, l’amour n’a laissé aucune trace ; il n’était perceptible que par un mouvement de pensée.
Dans le dernier segment, je voulais faire advenir la dimension de mon imaginaire. Il s’agissait d’édifier un acte de foi d’amour qui s’exprime par des impressions éblouissantes. J’ai développé une série de gestes avec une clémentine et des papiers de soie pour amalgamer ma vision sur l’instabilité de l’amour. Pour éveiller la fiction du discours amoureux (l’atmosphère romantique d’une lettre d’amour), j’ai présenté aux spectateurs un haïku sur une fiche : La nuit dernière, j’ai rêvé à toi/ Aussitôt, j’ai ouvert les yeux/ J’ai dit WOW. Le glissement de la littérature à l’art vivant a permis de mettre en mouvement une narrativité (des liens essentiels pour établir un récit d’amour). Pour clore Paysage de soie (2014), j’ai retiré la ligne tracée au sol. Cette action symbolisait que l’amour idéalisé est une illusion fluctuante de la pensée, car il se modifie perpétuellement selon mes états, mes sentiments et les contextes.
Dans les trois segments du Paysage de soie (2014), le défi était d’explorer l’« être » (le qui je suis) par rapport au ce qui arrive. Cette performance ne dépendait pas de la projection du vouloir (ce qui devrait être), mais d’un scénario performatif qui a la capacité de se « dissoudre » dans l’éventualité du présent. Je désirais affronter la précarité de mes idées par l’entremise d’actes en train de se faire. Mon attitude autopoïétique se voulait « ouverte » à l’incertitude, à l’hésitation et à la dérive. Se permettre de tout remettre en question m’a permis de visiter des « actes de liberté » (Eco, 1962/1965, p. 18) qui ne dépendent ni d’une autorité, ni d’un attachement, ni de concepts mentaux. Pour vivre cette liberté d’être, mon esprit a cessé momentanément de faire référence à des idées et des concepts (Krishnamurti, 1954/1994a, p. 257). Pour faire le vide, il était nécessaire de m’abandonner à une solitude totale.
Paysage de soie (2014) a été formulée à mi-chemin entre la conscience de soi et l’idéologie. Conjugués ensemble, ces derniers ont favorisé la réalisation et l’invention de soi. L’enseignement profond de ce haïku performatif reposait sur une recherche intérieure qui visait un don d’amour à soi. Le protocole performatif nécessitait d’édifier des gestes poétiques en vue du dépassement de la lettre d’amour. L’enjeu était de créer une proposition artistique afin de faire exister une lumière me déterminant ; un art porteur de création positive qui insufflait l’amour et la joie.
*Extrait de ma thèse de Doctorat en études et pratiques des arts, Université du Québec à Montréal, 2015.
Haïku performatif : Paysage de soie, Galerie Circa, Montréal, Canada
Haïku performatif : Paysage de soi, Théâtre Outre, Mountain Standard Time Performative Art Festival, 7e éd., Lethbridge, Canada
Photos : Andrée Anne Vien, Emmanuelle Duret, Rémi Vacherot